Attendu ce vendredi dans les bacs, le jeu Spec Ops: The Line, développé par le studio Yager, n’est pas présenté par ce dernier comme un TPS de guerre comme les autres : à l’inverse d’un Call of Duty ou d’un Battlefield qui va largement miser sur le côté héroïque des soldats, Spec Ops mise sur l’aspect psychologique et, au coeur d’un jeu d’action, vise à mettre en avant le traumatisme de la guerre. Une sorte de Voyage au bout de l’Enfer version tempête de sable à Dubaï, dont le réalisateur et producteur exécutif François Coulon est largement l’initateur. Interview.
Bonjour François, pour commencer, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Bien sûr ! Je m’appelle François Coulon, je suis producteur exécutif et réalisateur de Spec Ops: The Line, qui a été développé par Yager, un studio allemand, pour 2K Games, filiale de Take Two. Ca fait 15 ans que je suis dans l’industrie, j’ai commencé chez Ubisoft à Paris puis à Montréal, j’ai travaillé sur le premier Splinter Cell, et ensuite je suis parti en Espagne chez Pyro Studios où j’ai participé au jeu Commandos : Derrière les lignes ennemies. Pour Spec Ops, 2K m’a appelé en expliquant « On a un projet de shooter militaire, avec des ambitions narratives un peu particulières, il est développé à Berlin et on voudrait bien que tu t’en occupes. » J’ai dit banco et je suis allé à Berlin !
Avant d’entrer dans le côté artistique de la chose et parce que tu évoques Splinter Cell, j’ai joué au début de Spec Ops et j’ai constaté qu’il y a un passage où on peut tuer les ennemis sans bruit en mettant un silencieux à son arme. Il y a un côté infiltration dans le jeu ?
Toutes les armes ont un second mode, certaines ont un silencieux et d’autres ont autre chose, comme un lance-grenade par exemple. Il n’y a pas de côté infiltration pur et dur, on peut commencer quelques séquences en tuant des ennemis discrètement, mais globalement non, ce n’est pas de l’infiltration et l’action reprend vite le dessus.
Au début, on a aussi vite affaire à des séquences de dialogue où on peut continuer à bouger, viser, tirer… Par exemple à un moment après un dialogue assez long, l’un des coéquipiers du personnage principal suggère de tirer sur une fenêtre pour faire tomber du sable sur les ennemis, mais j’ai eu l’impression qu’à n’importe quel moment j’aurais pu le faire, ou même tirer directement sur les ennemis en question.
On peut effectivement interrompre le dialogue à n’importe quel moment. L’idée dans ce genre de situations, que l’on rencontre beaucoup dans le jeu, c’est de laisser le choix au joueur. On a essayé de rendre l’univers totalement organique, pour que le joueur ne se dise pas « Oh, voilà un dialogue, je vais attendre la fin bien sagement et tirer ensuite. » Non, on est dans différentes situations, on a une arme, et si on s’estime trop menacé, on peut tirer.
Donc l’idée est de pousser le joueur à prendre des décisions ?
Tout à fait, on a cherché à le mettre dans des situations « proches du champ de bataille. » On a interrogé pas mal de soldats sur ce sujet, et ce que l’on rencontre sur le terrain, ce n’est pas forcément ce qu’il y a dans le manuel. Les soldats sont souvent confrontés à des situations auxquelles ils ne sont pas préparés, et puis l’ennemi du jeu n’est pas clairement identifié… il faut que le soldat prenne des décisions rapidement parce que sa vie en dépend, ainsi que celles de ses coéquipiers… Il fait des choix, et ensuite il doit vivre avec les conséquences, et c’est ça qui nous a intéressés, le côté psychologique et humain de la guerre, et non pas le côté glorificateur, « super héros ». La plupart des gens qui rentrent de ces conflits sont traumatisés, et c’est ça qu’on essaie de développer.
Ok, donc le personnage principal du jeu est un soldat qui a déjà vécu des conflits et qui retourne à la guerre ?
C’est un professionnel entraîné, un Delta Force, qui a notamment fait l’Afghanistan, comme on l’apprend dans l’intro du jeu. Il est envoyé dans un Dubaï ravagé par les tempêtes de sable pour rechercher le colonel Konrad, avec lequel il a servi en Afghanistan et qui lui a sauvé la vie, il se sent donc redevable.
Côté gameplay, ça rappelle énormément Gears of War, la prise en main est très facile. Du coup, si sur le fond ça a effectivement l’air différent des autres TPS de guerre, sur la forme ça reste assez conventionnel a priori.
On respecte effectivement les codes du shooter à la troisième personne, le gameplay est relativement classique, mais il y a quand même quelque chose qui différencie le jeu des autres : c’est le gameplay avec le sable, qui n’existe a priori pas dans les autres jeux. Le sable, on joue avec d’un point de vue esthétique et narratif, mais si on ne l’avait pas intégré au gameplay on n’aurait pas fait notre boulot de game designers. On peut donc déclencher des avalanches de sable, ou bien lancer une grenade dans du sable pour provoquer un nuage qui va perturber l’ennemi pendant quelques secondes, ce qui va donner un avantage tactique. Ca, le joueur va pouvoir le contrôler, mais il y a aussi des tempêtes de sable qui vont le perturber, l’empêcher de viser, brouiller les communications. Ce dernier effet-là est scripté mais pour le reste, c’est le joueur qui est aux commandes.
Il est également possible de donner des ordres à nos coéquipiers, mais nous n’avons pas voulu faire de Spec Ops un jeu avec un management tactique, donc ces derniers sont tout de même limités : on peut principalement leur demander de tirer sur un ennemi en particulier, ou bien de lancer une grenade pour faire diversion avec le sable.
Est-ce que le jeu se passe exclusivement dans le désert, ou est-ce qu’il y a une partie dans les immeubles de Dubaï ?
Le désert, c’est juste la première mission, et ensuite on quitte le désert pour soit des intérieurs, soit l’extérieur mais dans Dubaï, ensablé. C’est clairement la ville qui nous intéressait : le contraste entre le Dubaï hyper luxueux, très riche, et la désolation entraînée par la nature qui a repris ses droits.
Du coup le côté ouvert du désert n’est pas exploité…
Non, on est dans du linéaire. Pas au stade du corridor car les zones sont développées, mais ce n’est pas un monde ouvert.
Dubaï s’est immédiatement imposé comme le lieu idéal pour l’histoire qui est racontée ?
Tout à fait. D’abord parce que ça n’a jamais vraiment été utilisé, ni en jeu ni en film… enfin, je disais ça il y a 6 mois et puis Mission Impossible est sorti mais ça fait trois ans qu’on travaille sur ce jeu, donc… il y avait un côté fraîcheur. Au niveau narratif, l’idée de la ville isolée par des tempêtes de sable, c’est plus crédible si c’est dans le désert plutôt qu’à Montrouge. Et puis Dubaï, c’est une ville complètement dingue, où on refroidit le sable parce qu’il fait trop chaud… c’est le symbole d’une puissance humaine, mais également de l’arrogance et de la fragilité : on a bien vu qu’avec la crise, ça ne se passe plus aussi bien là-bas, et puis certaines constructions ont des problèmes, l’ile en forme de palmier est en train de s’effondrer, ils injectent des milliers de tonnes de bétons pour la maintenir à flot… je ne parle pas des droits de l’Homme, c’est une autre histoire, mais bref… ce contraste entre la puissance et la fragilité, c’est clairement le thème du jeu, qui renvoie aux soldats que l’on suit, qui vont finir par s’effriter… comme du sable !
La ville est l’un des personnages principaux du jeu…
Oui, Dubaï et le sable sont des acteurs primordiaux du jeu. Ce serait moins percutant à Paris ou New York. Et puis l’idée du huis clos est essentielle.
Avec tout ça, nous n’avons pas vraiment abordé l’histoire du jeu ! Tu peux nous en présenter les grandes lignes ?
L’histoire se déroule donc à Dubaï, qui est submergée par des tempêtes de sable et doit être évacuée. Un bataillon de l’armée américaine, mené par le colonel Konrad, un héros de guerre, se déroute alors qu’il revient d’Afghanistan pour aider la population. Mais une énorme tempête arrive et on dit aux soldats de s’enfuir, mais Konrad refuse d’obéir aux ordres. La tempête arrive et c’est silence radio, on croit que tout le monde est mort… jusqu’à ce que six mois plus tard, un message radio de Konrad se fasse entendre : l’armée va donc envoyer une équipe de trois soldats pour tenter de retrouver des survivants. Ils vont donc à Dubaï et trouvent des survivants, mais sont petit-à-petit pris dans une histoire, avec des civils ou des pillards qui attaquent des soldats américains qui ont eux-mêmes un comportement étonnant, il y a des scènes de torture, des scènes de charnier… il y a des choses qui ne tournent pas rond et ils finissent par douter de l’objectif de leur mission… plus ils s’enfoncent, plus le voyage va les affecter psychologiquement jusqu’à un point de rupture.
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Au début du jeu, quand on commence, on ne se doute pas du tout de tout ça, on a l’impression d’être face à un jeu de guerre « traditionnel »…
L’évolution est assez rapide dans le jeu, mais c’est vrai qu’on présente les choses comme à un soldat qui voit sa mission « de routine » se transformer en quelque chose qui va le mettre mal à l’aise. Ca va provoquer le joueur, le surprendre par rapport à un jeu de guerre plus classique. Il y a des choix à faire à certains moments qui ne sont pas forcément faciles, et le joueur a toujours le contrôle et doit vivre les conséquences de ses choix. Ce qui nous intéressait, c’est que le joueur soit marqué.
On sent bien la volonté de casser avec l’image du patriote américain que l’on retrouve dans d’autres productions. Est-ce que le fait que jeu soit développé par un studio allemand a pesé dans la balance ?
C’est effectivement un jeu développé en Allemagne, mais l’éditeur est américain. Ce n’est pas un jeu anti-américain, mais c’est un jeu qui approche la guerre d’une autre manière, comme Apocalypse Now qui est un film américain. Pourquoi, dans le jeu vidéo, on ne pourrait pas faire ce que des Kubrik ou des Coppola ont fait au cinéma ? Pourquoi est-ce qu’on devrait toujours faire du Michael Mann ou du Michael Bay ? C’est un média puissant, on sait faire, les consoles ont le potentiel, pourquoi se retreindre à ces trucs-là alors qu’on pourrait faire autre chose ? Essayons d’apporter des émotions différentes aux joueurs. C’est ce qu’on essaie de faire.
Moi, j’en ai un peu marre de m’entendre traiter de « pauvre mec » quand je dis que je fais du jeu vidéo. J’exagère, bien sûr, mais il y a un problème évident de reconnaissance dans cette industrie : les gens pensent qu’on fait des jeux violents pour des adolescents attardés, qui vont ensuite aller buter les mecs de leur lycée. C’est dommage d’en rester là, je pense que pour gagner en crédibilité, il faut faire autre chose que du Michael Bay.
C’est une vision qui, de mon point de vue, est perceptible depuis déjà un moment chez certains studios, mais pas forcément dans le jeu de guerre, il est vrai.
Il y a beaucoup de gens qui essaient de faire des choses différentes et créatives… je ne vais pas citer trop de noms, mais j’ai par exemple travaillé avec Michel Ancel, qui est un grand génie créatif, il y a peu de gens comme lui dans cette industrie… après il y a d’autres jeux qui tentent de repousser les limites, je pense à Heavy Rain de Quantic Dream, après que l’on aime ou pas, c’est un autre débat… Journey, aussi, c’est poétique. C’est extraordinaire de voir des choses comme ça, qui ne restent pas dans les canons habituels du jeu vidéo. Il faut se renouveler.
Mais en même temps, est-ce que le manque d’innovation ne vient pas également du côté des joueurs qui ont juste envie de « poser leur cerveau » pour jouer à des titres où ils ne réfléchissent pas trop ? Avec les jeux de guerre, on a un peu cette impression. Ce sont un peu les mêmes raisons qui poussent à aller un Michael Bay au cinéma.
Mais oui, moi aussi j’aime bien aller voir un film de Michael Bay au cinéma, mais j’ai aussi envie d’aller voir du Coppola. Si nous, dans l’industrie du jeu vidéo, on n’offre pas toute cette palette, on fait une erreur. On n’est pas bons dans ce qu’on fait. Ca ne veut pas dire que ceux qui font du Michael Bay ne sont pas bons, ils le font très bien, mais on ne peut pas résumer le jeu vidéo à ça, il faut parier sur l’intelligence et l’envie des joueurs d’avoir également autre chose.
Et concernant votre éditeur, 2K Games, qui comme tu le soulignais est américain… il n’y a pas eu de barrières de mises au niveau du scénario et du cheminement de l’histoire ?
Au contraire, 2K Games nous a dit dès le début « Notre ambition c’est de se démarquer narrativement. » C’est un label qui est jeune, 7 ou 8 ans, l’un de leurs premiers projets a été Bioshock et sur le papier, c’est étrange, on se demande ce qu’est ce jeu avec une ambiance à la Caro & Jeunet, un peu RPG, avec des petites filles à tuer ou pas… c’était une prise de risque hallucinante, mais ça a cartonné. 2K Games n’a pas de problème avec les ambitions narratives, espérons que cela reste comme ça, c’est dans son ADN.
De notre point de vue, si nous avions été chez un autre éditeur, n’importe lequel, nous aurions sorti Spec Ops il y a deux ans, et on aurait eu au moins 50 sur Metacritics. J’espère qu’on aura plus de 50 (rires). Tout ça pour dire que 2K Games nous a soutenus jusqu’au bout, et que nous sommes contents du résultat.
Merci François !
Spec Ops: The Line sera disponible sur PC, Xbox 360 et PS3 le 29 juin prochain. Test à venir prochainement sur GentleGeek !
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